Le derviche de la Médina
Karim avait raison. Débarquer de nuit rend la première impression plus douce et plus magique. Nous contournons la Médina de Marrakech, et ses remparts de terre ocre. Elle est assoupie comme un bon djinn bienveillant. Les proches montagnes du Haut Atlas soufflent leur haleine glacée, dans la nuit marocaine de cette fin d’année. Mais il est tard, et notre ami nous indique notre chambre. Un vent piquant nous incite à nous glisser bien vite sous la couette.
De bon matin, taxi jusqu’au centre ville... Ou presque! Karim travaille aujourd'hui, et nous rejoindra en soirée. Débarqué au cœur d'un maelström de circulation chaotique, nous avons deux choix: soit vingt minutes à pied, soit 20 dirhams de taxi. Nous choisissons vingt. Objectif, la mythique place Jeema El Fna. En principe, le trajet est simple. Il suffit de suivre la direction de la Kutubiyya, la tour qui symbolise la mosquée la plus célèbre de Marrakech. Bien sûr! Sauf que plus on s'en approche, et plus elle se fond dans le tissu urbain. Nous pénétrons dans la Médina… Complètement perdus, nous dribblons entre les charrettes, les motocyclettes et les ânes, nous frayant un chemin vers le centre névralgique de la ville, cette place fébrile, qui attire tout le monde vers elle. Indescriptible pagaille. Une porte, qui semble extraite de "Tintin et le Crabe aux Pinces d'Or", attire notre regard. Coincée entre deux blocs de maisons, elle donne accès à un quartier plus calme. Nous nous y engouffrons. Nous naviguons entre passants pressés et motocycles, avalant les vapeurs délétères des gaz d'échappement, dans un lacis de ruelles qui s'élargissent ou s'étranglent, selon la place disponible. Marrakech profond, Marrakech vivant.
Une porte de ville en adobe, nous indique l'entrée du souk. Ou plutôt devrait-on dire DES souks ! Bruissante densité de population d'artisans, vendeurs, et passants. Et c'est parti !
Un labyrinthe inextricable s'ouvre devant nous, composé de sinueuses rangées de boutiques microscopiques, serrées les unes contre les autres, séparées par un passage juste assez large pour se croiser. Bienvenue dans le souk des artisans du bois. Accroupi sur la devanture de leur micro boutique, une foule serrée de menuisiers aiguisent leurs lames, creusent des calebasses, confectionnent de petits meubles, tournent des fuseaux. La plupart sont pieds nus, et utilisent leurs orteils comme les doigts d'une main, pendant que leurs bras s'activent à manipuler leur tour archaïque.
Petite respiration, en traversant des boutiques chargées d'objets hétéroclites, plats à tajine, plateaux en cuivre jaune repoussé, cafetières coniques en cuivre rouge, lampes à huile façon Ali Baba, djellabas suspendues sur une cascade de cintres, montagnes de babouches... Pas un qui ne nous interpelle pour nous inciter à visiter son petit musée perso, assurément la plus intéressante boutique de la Médina. Nous les remercions gentiment, et ils nous répondent tous avec sourire et bonne humeur.
Plus loin, nous entrons dans le souk des ferronniers. Ici, le fer est déposé à même le sol, puis découpé, ajusté, battu, sculpté, et finalement assemblé, dans un vacarme indescriptible, au milieu de gerbes d'étincelles, dans l'odeur âcre du métal soudé, mêlé de gaz bleu des moteurs mal réglés. Chacun ahane, souffre, crie plus haut que son voisin, pour couvrir le vacarme omniprésent. Au final, naissent de superbes lampes, serties de verre coloré ou percée à la façon d'un moucharabieh, sources de lumière douce. Inimitables lanternes marocaines. Le fer et le feu, au service de la lumière. Magique!
Le souk suivant est celui des teinturiers. De longs écheveaux de laines, teintées aux colorants naturels les plus anciens, sèchent lentement sur des grilles, profitant de la chaleur éphémère. Inoubliable festival de couleurs: le bleu cyan côtoie le vert émeraude, le rouge laque de garance rivalise avec l'orange vif ou le jaune de chrome. Ravissement de l'œil. Les couleurs vives ou primaires se mêlent aux couleurs chatoyantes des tissus d'ameublement ou des vêtements chamarrés qui nous entourent.
Ça et là, une enseigne prestigieuse marque une porte en bois sculpté. C'est à coup sûr l'entrée d'un Riad. Quand l'un d'entre eux s'ouvre, on y perçoit un univers précieux et coloré, un havre de paix, de luxe et de volupté, inséré comme un coin poli dans la bruissante cité. Oasis de luxe dans un monde tellement démuni.
Poussés par la foule, nous reprenons notre périple dans les souks. Toujours à la recherche de la fameuse place Jeema El Fna, qui semble s'éloigner à mesure que l'on s'en approche.
Au détour d'un ultime passage, la lumière revient. Et nous accostons devant une lumineuse mosquée, parée de stucs sculptés et de crépi vert et blanc éclatant, qui contraste avec l'univers étouffant, fruste et un peu décrépi, dont nous venons de nous extraire. Une placette minuscule l'entoure. Cela nous permet de nous orienter quelque peu, pour reprendre notre quête de cette place, qui s'assimile de plus en plus à un mirage. Après quelques détours, nous replongeons dans le souk, mais par une allée plus centrale, plus large, mais tout aussi bruyante encombrée et passionnante que les autres. Une artère, alors que nous venons de nous extraire d'une foule de veinules. Subitement, les toits de tôle disparaissent, pour faire place à un dégagement, gorgé de soleil, et encombré par des étals de marché. Échoppes de fruits multicolores, faisant la part belle aux oranges, citrons, clémentines... Montagnes de courges, haricots, et tomates... Pyramides de safran, de piments, de poivres divers... Tout ce magma forme un kaléidoscope vibrant, au milieu duquel les femmes, voilées ou non, officient à grands cris. Enfin, nous débouchons - au propre comme au figuré - sur la célèbre place Jeema El Fna! L'espace se dilate quand on découvre l'immensité de cette place, dédié aux échanges et aux rencontres, véritable clé de brassage de toute la région. Etymologiquement nommée: Place des Artisans.
Il est encore trop tôt pour qu'elle s'anime vraiment. Mais déjà les charmeurs de serpents sont là. Sous le dais de tentes rudimentaires, les reptiles aux formes et couleurs les plus inquiétantes se prélassent ou se dressent, au rythme lancinant et hypnotique de la flûte de leur charmeur de maître. Spectacle envoûtant. Quelques badauds se laissent photographier avec un serpent nonchalant autour du cou.
Karim nous rejoint sur la place à la tombée du jour, et nous convie à un tajine succulent, dans un minuscule restaurant de rue, qui a ses faveurs. Il écoute le récit de nos découvertes. A l'heure du thé, il nous interroge sur notre premier ressenti. Nous lui avouons notre déception. Certes, l'accueil est partout très agréable, mais nous sommes surpris du tour artificiel et touristique de notre visite.
Abattant son poing sur la table, la voix vibrante de colère, Karim s'insurge: "vous n'avez encore rien vu de ma ville. Votre jugement est teinté de cette insupportable supériorité des Européens. Demain matin, soyez prêts à l'aube. Je vous montrerai ce qui est notre vraie vie. La beauté de nos quartiers, la solidarité et le courage qui les anime. Alors seulement vous pourrez émettre un avis"...
Désolé d'avoir vexé notre ami, nous le regardons s'éloigner seul.
Aux aurores, contournant l’interminable muraille d’adobe qui ceinture la ville, nous prenons la Route des Remparts, et pénétrons dans la Médina par la porte septentrionale. Vêtu d'une djellaba et coiffé d'un keffieh, Karim nous attend, sourire aux lèvres, détendu comme si rien ne s'était passé. Il nous guide vers un quartier aux maisons modestes, habité par des gens modestes, aux revenus modestes. La vie s'organise autour de quatre points névralgiques, indispensables à la vie de tous les jours. Ici, pas un touriste à l’horizon. Ici vivent les gens. Ici bat le cœur de Marrakech.
Premier pilier: la Mosquée, bien entendu. Une fontaine à l'entrée pour les ablutions, un portail qui donne accès à une cour intérieure, et enfin un portail sculpté, qui donne accès à un espace ombragé, où l'on se déchausse sur des tapis aux dessins à dominante bleu poudré. Nous ne pouvons pénétrer plus avant, infidèles que nous sommes. Mais nous voyons les arcs arabes, les colonnes aux pieds sertis de céramiques multicolores, et la salle de prière, sous une pyramide aux tuiles vertes : le lieu d'où l'imam prononce ses prêches. Si l'imam est nommé, tel un fonctionnaire, le second personnage de la mosquée est le muezzin. Rémunéré par les fidèles, il se charge de l'entretien de la mosquée, et cinq fois par jour des appels à la prière. Au Maroc, ils sont chantés, et non enregistrés. Fierté nationale. Et c’est une chance, car souvent, ces chants sont très beaux.
Deuxième point de ralliement du quartier, le Hammam. La journée est réservée aux femmes. La soirée et la nuit pour les hommes. Chacun y fait ses ablutions, au moins une fois semaine. Le Hammam est très important pour les liens sociaux entre les habitants du quartier, surtout ici, où chacun n'a pas souvent une salle de bain à domicile.
Troisième lieu important, l'école coranique. Sous un portail en arc, un passage dont le plafond est peint en bleu turquoise, donne accès à un escalier très raide et très étroit, qui mène à une minuscule salle de classe. Une vingtaine d'enfants nous regardent, suçant un bonbon que vient de leur donner la maîtresse. Un petit tableau et des craies, des bancs minuscules sur lesquels s'entassent les gosses, nous scrutant d'un regard étonné. Litanie de versets coraniques sur les murs, et tout l'arsenal d'une petite école. Mini, mais très vivant! Les mères y déposent souvent leurs enfants. On les y socialise, les prépare à la grande école. L'école libère les mamans, qui s'affairent sur les marchés.
Quatrième point chaud, le four à pain. Nous descendons la rue étroite, encombrée de marchands ambulants et bourrées de petits commerces en tous genres. Derrière une lourde porte, Karim nous invite à pénétrer dans un sombre atelier de boulangerie. Nous goûtons les pains galette dorés, tout juste sortis du four. Ils sont brûlants. La chaleur du lieu contraste avec la fraîcheur de la rue. Le boulanger s'affaire dans une sorte de puits, en contrebas du sol sur lequel sont exposés les pains. Il enfourne méthodiquement la quantité de pains nécessaires à chaque famille. Il est la gazette du quartier. Démocratique et accessible. La solidarité est assurément le ciment de ces communautés de quartier. On y vit modestement, mais on se soutient l'un l'autre.
Reprenant notre périple à travers la Médina, nous nous frayons un chemin, entre les boutiques officielles, et les marchands à la sauvette. Au détour d'une ruelle, notre regard est attiré par une étoile à cinq branches. Cette étoile représente les cinq piliers de l'Islam. Parmi ces préceptes, l'obole d'aide aux nécessiteux. Certains musulmans oublient de payer leur écho religieux. D'autres y tiennent particulièrement, mais ne savent comment procéder. Ils confient alors leurs dons à des organisations caritatives, dans l'une des plus actives s'appelle... "Les Frères Musulmans".
Suivant toujours la sinueuse avenue, nous reprenons notre descente vers le centre de la Médina, parcourant un enchevêtrement inextricable de ruelles et de passages couverts, tous bruissant de vie. Toutes les habitations, anciennes ou récentes, sont revêtues d'un crépi, souvent décrépi, parfois pimpant. Un seul ton unifie maisons, commerces et mosquées: l'ocre marocain, si apaisant pour les yeux. Chemin faisant, nous découvrons les maraîchers, accroupis devant leur étal. Les fragrances végétales se mêlent comme dans un orgue à parfum. Les nuances de couleurs sont un régal pour les yeux, et complètent la note olfactive. La menthe vert bouteille côtoie le vert bleuté de l'absinthe. L'orange profond de la citrouille contraste avec le rouge bordeaux des navets et des oignons. Plus loin, un étal d'oranges amères, cabossées, voisine avec le jaune et le vert des bananes, l'orange acidulé des clémentines, le carmin précieux des éclats juteux de grenades. Plus loin, des petits métiers font leur apparition: menuisiers confectionnant chaises, châlits ou armoires, de leur mains et avec un outillage réduit, dans un micro atelier qui ne dépasse que rarement quatre mètres carrés. Matelassiers, qui bourrent les étoffes, de crin pour les plus pauvres, et de laine de mouton pour les plus riches. Coiffeurs, qui attendent le chaland sur le pas de leur porte, ou assis sur leur unique siège de coiffure. Couturières, courbées sur leur antique machine à coudre. Ferblantiers, qui exposent les magiques lanternes marocaines, serties de verres multicolores ou finement ouvragées en moucharabieh. Tisserands, qui déroulent et façonnent leurs fils multicolores sur une cinquantaine de mètres, en usant de vieux sèche-cheveux bricolés pour torsader leurs brins. Etals multicolores de murailles de babouches. Micro pharmacies. Étalages d'huile d'argan.
Dans une ruelle un peu isolée du vacarme bruissant, un lourd portail en bois, peint en vert, ouvre sur une herboristerie traditionnelle. Dans un coin, vraiment un coin, deux femmes accroupies concassent des noyaux de fruits d'arganier, et font tourner un tour, pour en extraire une pâte brunâtre, qui donnera, après distillation, cette si précieuse huile d'argan, que l'on appelle ici l'or du Maroc. Mais Il y a aussi des épices, bien sûr, le puissant harissa, le ras el hanout, le suave cumin, et le précieux safran, mais aussi l'anis, le gingembre, les poivres, la nuit de muscade, ou la cannelle. Ensuite, une foule de tisanes, soignant le foie, le diabète, les reins, la tension artérielle, ... Viennent ensuite les essences de lavandes, de rose, d'origan ou d'oranger, de thym. Nous sommes envoûtés par des fragrances de jasmin, l'ambre ou le musc, sans oublier le patchouli. Nous nous laissons tenter par les épices, et stoppons là les ardeurs de l'herboriste.
De retour dans la ruelle, nous nous enfonçons non loin de là sous un passage voûté, pour découvrir une porte sculptée, annonçant l'entrée d'un Riad. Ancienne demeure d'un commerçant, qui a migré vers les nouveaux quartiers plus confortables et modernes de la périphérie. Modestes et discrets à l'extérieur pour ne pas attiser les convoitises, les Riads ne se distinguent dans l'environnement urbain, que par le soin particulier apporté à la porte d'entrée. Le bois sculpté de l'huis à été restauré, poli, ciré. Une plaque en laiton indique le nom du Riad et un heurtoir en forme de poing sert de sonnette. Karim nous invite à y prendre la collation de midi. Murs revêtus de tadelakt ton sable, tableaux marocains contemporains aux cimaises. Nous pénétrons dans un vaste patio, haut de trois étages, et fermé par un dais semi transparent, laissant apercevoir l'azur irréprochable du ciel marocain. Le sol est dallé de marbre blanc, à l'exception du centre du patio, orné d'un tapis de marbre multicolore façon tapis persan. Ce motif forme une cuvette, en légère déclivité. Sur les quelques centimètres d'eau flottent des pétales de rose d'un rouge carmin. Magique. L'impression de vivre un moment rare dans un lieu d'exception. Karim nous installe dans une alcôve. Moelleuses banquettes basses, aux coussins mous comme des oreillers, devant une table basse. Les assiettes, dans les tonalités de bleu profond, rappellent en petit le motif du tapis de pierre inséré au centre du patio. Nous dégustons carottes au gingembre, artichauts violets, mousse de poivron orange, foie confit. Puis nous nous régalons d'un tajine d'agneau aux tomates, aux sucs succulents, accompagné d’un couscous aux légumes. Le tout arrosé d'eau, prohibition oblige.
A la fin du repas, nous gravissons un escalier à vis, pour prendre le thé à la menthe. D'autres profonds sofas nous attendent sur la terrasse qui couvre les toits du Riad. La légende ! Des images de films nous trottent dans la tête: Casablanca, Pépé le Moco, Lawrence d'Arabie. Les toits ocre de la Médina sont tendus de voiles blancs, qui ondulent mollement au gré du vent. A cette heure du jour, le soleil se fait cuisant et fait vibrer la ville tel un puissant mirage.
Ravi de notre enchantement, Karim tourne doucement sur lui-même, bras écartés, pour offrir à notre vue ces trésors mêlant passé et présent. Sa djellaba s'évase à la façon d'un derviche tourneur. Sourire aux lèvres, il plonge son regard dans nos yeux, et proclame : "Bienvenue dans mon pays, mes amis".